Bruce Springsteen électrise son public français et s’érige en héraut de la résistance à Trump

Par Marion Lizé
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Bruce Springsteen et The E Street Band, en concert à la Decathlon Arena, le 24 mai, à Lille SEBASTIEN COURDJI / GETTY IMAGES VIA AFP
Critique Le Boss donnait le premier de ses trois concerts français, samedi 24 mai à Lille. Un show de près de trois heures, puissant et forcément engagé, à l’heure où l’artiste du New Jersey fait (aussi) l’actualité pour ses prises de position contre le président américain Donald Trump.
Est-ce, d’emblée, un pied de nez à Trump ? A peine arrivé sur la scène du stade Pierre-Mauroy, Bruce Springsteen, élégant en veste et cravate, salue les 60 000 spectateurs du public, empoigne sa Telecaster et se lance dans une version enflammée de « No Surrender », chanson de son album culte « Born In The U.S.A. » de 1984. Les paroles résonnent différemment quarante ans plus tard : « Nous avons fait une promesse dont nous avons juré de toujours nous rappeler/On ne recule pas, on ne se rend pas. » Il enchaîne sur « Land of Hope and Dreams », la chanson qu’il avait interprétée lors de l’investiture du président Joe Biden en 2021, tombeur quelques mois plus tôt du milliardaire de Mar-A-Lago. Cela pourrait n’être qu’une coïncidence… Sauf que ces derniers jours, les passes d’armes entre le président américain et le monument du rock se sont multipliées. L’une des dernières en date ? Trump qui qualifie, avec l’élégance qu’on lui connaît, son détracteur de « vieux pruneau desséché (à la peau toute fripée) ».
Un concert en forme de manifeste politiqueLa mésentente entre les deux septuagénaires ne date pas d’hier. En 2016, celui qui n’était alors qu’un candidat républicain à la mèche peroxydée déclenchait les hostilités en utilisant, sans l’accord de l’artiste, la célèbre « Born in the U.S.A. » lors de ses meetings. Le chantre du « make America great again » était-il le seul Américain à ne pas avoir compris que la légendaire chanson est tout sauf un hymne à la gloire de l’Amérique ? Springsteen a écrit son tube en 1982 pour dénoncer les ravages de la guerre du Vietnam, les morts des deux côtés et les vétérans brisés par le stress post-traumatique. Ironie du sort, Ronald Reagan — modèle assumé de Trump et père du slogan « MAGA » — diffusait déjà « Born in the U.S.A. » lors de sa campagne de réélection de 1984, année de sortie de la chanson. Le premier d’une longue liste à tenter de transformer le pamphlet en hymne patriote. En vain.
Quand le sénateur indépendant Bernie Sanders sillonne le pays de l’Oncle Sam pour dénoncer le clan de milliardaires qui s’est emparé de l’administration américaine, Bruce Springsteen profite de sa formidable audience chaque soir pour se faire le porte-parole de la résistance à Trump à travers le monde. A Lille, la liste des chansons que le Boss a choisi d’interpréter a tout du manifeste politique. « Death to my Hometown », « Hungry Heart », « Long Walk Home ». Plein d’ironie, il dédicasse « Rainmaker » à « notre cher leader ». Les paroles de la chanson, écrite en 2020, laissent peu de place au doute quant au destinataire : « Parfois, les gens ont tellement besoin de croire en quelque chose/Qu’ils engagent un faiseur de pluie. »
L’Amérique de Donald Trump n’a plus rien du « Promised Land » décrit par Springsteen en 1978 sur le sublime album « Darkness on the Edge of Town », et qu’il a interprété ce soir avec les 16 musiciens et choristes du E Street Band avant de descendre dans la fosse saluer ses fans, poing levé. Depuis le retour du milliardaire ultraconservateur à Washington, chaque journée charrie son lot de décrets liberticides visant à barricader une nation qui se voulait, jadis, le pays de tous les possibles. La star du New Jersey en a conscience quand il lance, dès le début du show, cette diatribe au locataire du Bureau ovale :
« L’Amérique que j’aime, l’Amérique que j’ai qualifiée dans mes chansons de phare d’espoir et de liberté pendant 250 ans, est actuellement entre les mains d’une administration corrompue, incompétente et perfide. »Deux visions de l’Amérique qui s’affrontent
Lorsque le Boss revient fouler la scène du stade Pierre-Mauroy pour entamer son rappel, c’est un déferlement de tubes. « Born in the U.S.A. », « Born to Run », « Bobby Jean », « Dancing in the Dark »… La fosse est en feu, les gradins sont debout. Le concert se termine sur une note, une fois de plus, engagée. Une reprise d’une idole (et ami) de Springsteen, protest song par excellence : « Chimes of Freedom » de Bob Dylan. Un titre de 1964 écrit en solidarité avec les opprimés, les exclus.
A travers Trump et Springsteen, ce sont deux visions de l’Amérique qui s’affrontent. L’artiste aux 400 chansons et aux 2 900 concerts raconte son pays depuis plus de cinquante ans. Tout ce qui fait l’Amérique. Les déserts de l’Utah, les trous paumés du Nebraska ; les ouvriers qui dorment dans leur voiture, les oubliés du rêve américain. Springsteen parle aux Américains, des fortunés de la côte Ouest aux white trash de la Rust Belt. Les chansons du Boss resteront. Les décrets de l’actuel président américain seront défaits, souhaitons-le, par la prochaine administration.
Le Nouvel Observateur