«J’ai compris grâce à Sophie Calle que le parfum doit répondre à d’autres expérimentations que sentir bon»: le Palais de Tokyo expose l’art olfactif de Francis Kurkdjian

Le Français qui a composé le Mâle de Jean Paul Gaultier, créé Baccarat Rouge 540 et signe désormais les fragrances de Dior, revisite trente ans de collaborations artistiques dans une étonnante rétrospective à sentir, « Parfum, sculpture de l’invisible »jusqu’au 23 novembre.
Si l’argent avait une odeur, il aurait celle d’un billet d’un dollar passé entre plusieurs mains selon Francis Kurkdjian. Une odeur à la fois attirante et répulsive composée à la demande de Sophie Calle en 1999 et pièce maîtresse de cette exposition. « À ce moment-là, j’habitais à New York et l’on payait beaucoup en papier-monnaie contrairement à la France où l’on faisait encore des chèques. L’odeur du billet américain était assez singulière, entre le gras et les salissures engendrés par les manipulations successives d’où cette odeur de métal, de papier de lin, d’encre, de moiteur, explique le créateur auquel le Palais de Tokyo consacre jusqu’au 23 novembre l’exposition «Parfum, Sculpture de l’invisible». Mais c’est surtout cette rencontre avec Sophie Calle qui a été déterminante.»
Six ans plus tôt, le Français vient à peine de sortir de l’école et s’est déjà fait un nom en signant Le Mâle de Jean Paul Gaultier. « Cela faisait quatre ou cinq ans que je composais des choses qui ne devaient que sentir bon. Alors que nos professeurs nous avaient martelés que nous étions des artistes, j’ai vite été confronté à une réalité industrielle et économique. On m’a demandé de “mettre plus de fleurs, davantage de profondeur, plus de sensualité”. Étonnant lorsque l’on a une démarche artistique d’avoir autant de cadres, non ? Le parfum doit pouvoir répondre à d’autres expérimentations et c’est ce que j’ai compris grâce à Sophie Calle : que l’on pouvait sortir le parfum du flacon pour explorer différents champs esthétiques. »
Après cette première carte blanche, suivront de nombreuses collaborations. Avec l’homme de théâtre Cyril Teste, la cheffe étoilée Anne-Sophie Pic, le chef d’orchestre Klaus Mäkelä, les pianistes Katia et Marielle Labèque... «Le croisement avec d’autres disciplines m’a permis de donner forme à des parfums par essence invisible, en jouant avec l’espace, la lumière, le son, la matière », continue Francis Kurkdjian qui, pendant trente ans, ne s’est pas contenté des seuls « parfums à porter » comme il appelle les compositions grand public qu’il réalise. Outre Le Mâle, c’est à lui que l’on doit de nombreux parfums de mode dont For Her de Narciso Rodriguez (avec sa complice Christine Nagel, aujourd’hui chez Hermès), Armani Mania de Giorgio Armani, My Burberry de Burberry… En 2009, avec son associé Marc Chaya, il lance aussi sa propre marque, Maison Francis Kurkdjian dont le Baccarat Rouge 540 est toujours l’un des plus gros succès de parfumerie autant plébiscité par les stars américaines que par la Gen Z. Last but not least, il y a quatre ans, il décroche le poste tant convoité de directeur de la création des parfums Christian Dior.
Entre patrimoine olfactif et nouvelles technologies
Mais c’est la richesse d’un univers plus conceptuel que donne à voir, ou plutôt à sentir, cette rétrospective installée dans l’espace du Saut du Loup, au sein du Palais de Tokyo, jusqu’au 23 novembre. « Véritables sculptures de l’invisible, ses parfums sont des œuvres plastiques à part entière, dont la matière se respire, souligne Jérôme Neutres, le commissaire de cette exposition. Avec le soutien de Marc Chaya, s’est construite au fil des années, une œuvre parfumée des plus singulières, développant en parallèle des parfums devenus iconiques et des événements artistiques spectaculaires.»
Si demain, le monde se virtualise totalement, l’odeur ne disparaîtra pas pour autant. L’odorat est ce qui nous différencie de la machine pour vivre et donc pour exister »
Francis Kurkdjian
Au-delà des senteurs présentées au fil de cette déambulation, ce sont surtout les multiples modes de diffusion revisités et parfois même inventés par Francis Kurkdjian qui surprennent le plus. À l’image des poétiques fontaines parfumées et envolées de bulles odorantes conçues pour le château de Versailles ou encore ce très dadaïste Or Bleu, une eau de source parfumée à boire, élaborée en collaboration avec l’artiste Yann Toma en 2012 et qui fait écho à l’Eau de la Reine de Hongrie, considérée comme le tout premier parfum composé en Europe au XIVe siècle, servant alors autant de sent-bon que de médicament à boire. Comme un écho aux senteurs du passé et à l’évolution de la parfumerie depuis la Renaissance, on découvre aussi au fil de l’exposition des gants parfumés selon les méthodes du XVIIIe siècle par ce passionné d’histoire. Ou encore Le Sillage de la Reine qui recompose une fragrance à la mode de Marie-Antoinette, suivant les règles de formulation de l’époque.
Si ces créations revisitent le patrimoine olfactif, elles n’empêchent nullement le parfumeur d’explorer de nouvelles technologies. Tel le diffuseur sculptural créé par l’orfèvre Nicolas Marischael et le designer Felipe Ribon, libérant l’odeur au passage de l’air. Mais aussi ce dispositif futuriste V-Scent capable de diffuser, dans un casque de réalité virtuelle, des odeurs connectées qui se déclenchent au gré d’une expérience immersive imaginée par Cyril Teste et l’artiste Hugo Arcier. « Si demain, le monde se virtualise totalement, l’odeur ne disparaîtra pas pour autant. L’odorat est ce qui nous différencie de la machine pour vivre et donc pour exister. C’est intrinsèquement lié à notre humanité. La sensorialité définit un rapport au corps. Quand je compose un parfum, je passe par des sensations, par des mots, par des images. Tout ce que je ne peux pas dire à travers ces mots, ces sensations et ces images, le parfum va me permettre de l’exprimer. » Et c’est justement la prouesse de cette exposition : nous plonger avec délice dans un monde insoupçonné d’émotions olfactives.
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