En Champagne, des travailleurs esclavagisés lors de vendanges demandent justice

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En Champagne, des travailleurs esclavagisés lors de vendanges demandent justice

En Champagne, des travailleurs esclavagisés lors de vendanges demandent justice

Savaient-ils, en montant dans ce bus un jour de septembre 2023, que le voyage les mènerait tout droit au tribunal ? Sur les bancs de la salle d’audience de Châlons-en-Champagne, plusieurs dizaines d’entre eux sont assis, la mine fermée. Ils viennent du Sénégal, de Mauritanie, du Mali et se sont rendus dans la Marne pour les vendanges, mus par la promesse d’un salaire journalier de 80 euros tant qu’il y aurait du raisin à ramasser, et par la garantie d’une chambre d’hôtel pour se reposer après les journées de labeur. Mais ces travailleurs, alors sans papiers pour une partie d’entre eux, n’auront jamais vu la couleur de ces contreparties. Pire, ils auraient été les victimes de traite d’êtres humains. C’est en tout cas ce qu’a essayé de trancher le tribunal ce jeudi 19 juin.

Devant la nuée de caméras qui filment les discrets échanges qu’ils entretiennent avec leurs avocats, les prévenus ont l’air fermé, gênés d’attirer autant l’attention. Les quatre personnes sur le banc des accusés fixent silencieusement l’écran sur lequel le président du tribunal fait défiler les preuves accablantes des mauvais traitements qu’ils auraient infligés aux forçats. Les photos qui s’enchaînent montrent une maison délabrée de Nesle-le-Repons aux installations électriques dangereuses, où s’entassent des dizaines de matelas gonflables au sol dans la plus totale promiscuité. La poignée de sanitaires souillés donne directement dans la chambre, une planche installée en équilibre précaire sur un tas de gravats fait office de cuisine.

Le supplice ne s’arrêtait pas à ce bidonville. Sans contrat de travail, les 57 travailleurs qui se sont constitués partie civile ont été amassés chaque matin à l’arrière de camionnettes pour travailler plus de dix heures par jour, avec pour tout repas un plat de riz le soir et un « petit sandwich congelé » le midi. La majorité d’entre eux n’ont tout bonnement pas vu l’ombre d’un centime, malgré leur travail acharné.

Découvertes lors d’un contrôle de l’inspection du travail le 12 septembre 2023, les quelques personnes présentes dans le logement « étaient dans un état de fatigue et d’abandon évident. Certains se plaignaient de n’avoir pas mangé depuis deux jours et de maux de tête », énumère Lucien Masson, président du tribunal.

Le gérant d’une société viticole est le premier à passer à la barre, en qualité de représentant de son entreprise de sous-traitance. Chemisette fleurie sur le dos, son apparence décontractée dénote avec l’ambiance austère du procès. À en croire les premières réponses qu’il adresse au tribunal, il ne se sent en rien responsable des conditions de travail et de vie des ouvriers agricoles.

Ceux-ci ont en effet été recrutés par la société Anavim et mis à sa disposition, le dédouanant, à l’en croire, de tout devoir de vigilance. « Ne trouviez-vous pas bizarre qu’on vous apporte 140 travailleurs, alors même que vous parliez de difficultés de recrutement et que vous ne demandiez que 80 salariés ? Le tout avec un tarif très concurrentiel ? » creuse Jean-Philippe Moreau, substitut de la procureure. « Chacun gère comme il veut », répond fermement le sous-traitant. « Vous êtes viticulteur, proposeriez-vous des tarifs de 45 centimes le kilo ramassé ? » insiste la robe noire, pointant du doigt les sommes excessivement basses qu’il a versées à Avanim pour la main-d’œuvre exploitée. « Je n’ai aucun tarif à vous donner », s’obstine le mis en cause, sous les soupirs désapprobateurs du tribunal.

Deux employés d’Avanim, un coiffeur parisien et un trentenaire géorgien, n’endossent pas plus leur part de responsabilité. Pourtant, eux deux sont accusés d’avoir recruté la centaine de travailleurs africains, dont un mineur, à Paris, et de les avoir conduits en bus depuis la porte de la Chapelle (Paris 18e arrondissement) jusqu’à la maison délabrée. Puis, de les avoir contraints à des conditions de travail exécrables sous la pression, voire la violence.

Les deux assurent avoir été bernés par leur employeuse. Ils affirment même n’avoir pas touché un centime d’Avanim, malgré leur travail et les avances de frais, pour le bus notamment. Pourquoi ne sont-ils pas partis de la Marne après s’être rendu compte du piège supposé que la Kirghize leur tendait ? « On ne pouvait pas laisser les gens comme ça. Je n’ai jamais voulu faire ça », se désole le prévenu géorgien. « Je n’ai pas pensé à prévenir les secours », ajoute son acolyte français. Tous deux affirment qu’ils n’étaient que des travailleurs comme les autres, victimes et mus par la peur. Qu’importe si les très nombreuses contradictions de leurs récits fragilisent ce masque d’innocence.

Les aveux ne seront pas non plus sortis de la bouche de la Kirghize à la tête d’Avanim, et véritable instigatrice de ce système de traite d’êtres humains, à en croire les autres mis en cause. La maison délabrée a beau être sa propriété, elle assure sans sourciller qu’elle ne savait pas que des travailleurs y logeaient, et va dans ses auditions de garde à vue jusqu’à parler d’un squat. C’est bien sa société de prestation qui employait les 57 victimes, mais elle assure n’avoir rien su de leurs conditions d’hébergement.

Quant à l’eau et à la nourriture, « j’ai donné 1 000 euros à Monsieur pour qu’il s’en occupe », affirme-t-elle en désignant son employé géorgien. Les employés sans autorisation de travail et sans déclaration préalable à l’embauche ? « Ils ne travaillaient pas pour moi », sanglote-t-elle. Qu’a-t-elle à dire à toutes les parties civiles qui attendaient de pied ferme ses déclarations ? « Je regrette mais malheureusement, je n’étais pas au courant. J’aurais dû être plus attentive. »

Si les longs débats ont jeté une lumière crue sur le terrible système des prestataires de services qui écrase les travailleurs dans les vignes, certaines parties civiles déplorent les grands absents du procès du jour : les maisons de champagne. « Nous demandons que les donneurs d’ordre soient aussi jugés », martèle José Blanco, secrétaire de la CGT Champagne. « Ça fait des années qu’on alerte les pouvoirs publics sur le système que permet cette cascade de prestataires. Ce qu’il faudrait faire, c’est inscrire dans l’AOP le déclassement des récoltes en cas de délit de ce genre », propose-t-il. La décision du tribunal, mise en délibéré, devrait être rendue dans les prochaines semaines.

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