Flambée des inégalités, seniorisation… « Il faut repolitiser l’héritage », plaide la philosophe Mélanie Plouviez

Maîtresse de conférences en philosophie sociale et politique à l’université Côte d’Azur, Mélanie Plouviez propose de rouvrir les débats sur les questions de l’héritage en explorant le corpus de textes du XIXe siècle qui interrogeaient les fondements de la propriété individuelle. Celle-ci ne devrait-elle pas ne concerner que le temps de l’existence ? Les temps de transition et des transmissions ne permettraient-ils pas d’orienter les héritages dans un souci du commun, dans le cadre d’assemblées délibératives ? La philosophe interroge le fait que le capital artificiel amélioré est transmis individuellement tandis que le capital naturel dégradé est lui transmis collectivement.
Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer que nous sommes revenus à une « société d’héritiers » ?
Depuis les années 1970, le poids de l’héritage ne cesse de croître. Quand la part du patrimoine hérité formait en France 35 % du patrimoine total en 1970, il en constitue 60 % en 2010. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que le capital privé est de plus en plus composé de richesses issues du passé et transmises au sein de la famille. Ou encore qu’il est de moins en moins le résultat du travail propre de ses détenteurs. Bref, mieux vaut hériter que travailler ! Mais une société de l’héritage n’est pas une société dans laquelle tous sont héritiers.
Tout au contraire, un petit nombre hérite de beaucoup quand la majorité reçoit très peu. Comme Thomas Piketty l’a montré, en 2010 les 10 % les plus riches détenaient 62 % du patrimoine total, les 1 % les plus riches 25 %, quand les 50 % les plus pauvres en possédaient moins de 5 %. Il faut prendre la mesure de cette inégalité face à l’héritage : en France, l’héritage médian est de 70 000 euros. En d’autres termes, 50 % des individus héritent de moins de 70 000 euros de patrimoine tout au long de leur vie et, parmi ceux-là, une large fraction n’hérite d’aucun patrimoine.
Comment expliquer que nous parlions aujourd’hui si peu d’héritage, contrairement au XIXe siècle, qui y voyait une possibilité de transformation systémique ?
Au XIXe siècle, la question de l’héritage était en effet sur toutes les lèvres. Le nombre de textes qui y étaient consacrés est tout simplement vertigineux. Ce qui est surprenant, c’est qu’on parle si peu d’héritage aujourd’hui alors même qu’il retrouve un poids comparable à celui qu’il détenait au XIXe siècle. Pourquoi un tel silence ? Parce que la transmission familiale du patrimoine va pour nous de soi. Elle se présente à nous comme une donnée naturelle et nécessaire.
Or il n’en a pas toujours été ainsi. Au XIXe siècle, elle était au contraire interrogée, remise en question, critiquée. C’est ce que j’ai essayé de faire dans mon livre : interroger nos évidences contemporaines en matière successorale en les confrontant aux façons dont l’héritage était pensé au XIXe siècle.
Selon Alexis de Tocqueville, nous serions passés d’un modèle aristocratique à un modèle démocratique dans le droit de l’héritage. Quel a été le rôle de la Révolution à ce sujet ?
Pour Tocqueville, il y a deux modèles familiaux opposés. La famille aristocratique est inégalitaire, structurée par la puissance paternelle et par les privilèges du fils aîné. La famille démocratique est au contraire égalitaire, soudée autour de l’amour parental et de la communauté des égaux que forment les frères et sœurs. Premier point intéressant : Tocqueville assoit cette différence sur le droit successoral. La famille aristocratique trouve son assise dans le droit de primogéniture masculine, qui concentre l’essentiel du patrimoine parental dans les mains de l’aîné mâle.
La famille démocratique repose au contraire sur le principe du partage égal : autant pour les cadets que pour l’aîné, autant pour les sœurs que pour les frères. Or c’est la Révolution française qui a imposé cette égalité successorale, avec la loi dite de nivôse, du 6 janvier 1794. Mais – et c’est là le second point intéressant – aux yeux de Tocqueville, comme des législateurs révolutionnaires, le droit successoral ne conditionne pas seulement la famille, mais aussi le régime politique.
Il y a, pour eux, un lien essentiel entre primogéniture masculine et monarchie, comme entre partage égal et démocratie. C’est cela que condense cette très belle expression de Tocqueville : « famille démocratique ». Apparaît ici une thèse omniprésente au XIXe siècle et aujourd’hui totalement oubliée : le droit successoral est d’emblée politique.
Vous soulignez le fait qu’en moyenne, en France aujourd’hui, ce sont les personnes les plus âgées qui transmettent à des personnes déjà relativement âgées.
C’est ce que j’appelle la « seniorisation » de l’héritage, phénomène dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure. En 1820, on héritait en moyenne à 25 ans. Aujourd’hui, on hérite en pleine propriété en moyenne à 60 ans. Ce changement démographique pose de redoutables problèmes. Le premier est celui des usages de l’héritage. On ne fait pas la même chose d’un capital selon qu’on le reçoit à 25 ou à 60 ans.
André Masson, économiste du vieillissement, parle à cet égard de crispation patrimoniale. Les sommes héritées « dorment » dans des investissements de court terme, et ce au moment même où les besoins d’investissement à long terme sont massifs, notamment pour faire face à la crise écologique. Et on ne parle pas de petites sommes.
Sur les 14 000 milliards d’euros de capitaux privés français, 8 500 sont détenus par les plus de 60 ans. Le second problème est celui de l’injustice intergénérationnelle. Les jeunes générations connaissent une insertion sur le marché du travail moins aisée que celle de leurs aînés. Elles connaissent des carrières plus fragmentées. Et elles voient en plus s’éloigner le moment où elles hériteront. Leur devenir patrimonial est comme retardé par les générations précédentes.
Mais, surtout, il y a comme une dissonance entre cette réalité démographique et nos représentations de l’héritage. Nous pensons encore l’héritier sous les traits du jeune adulte et nous justifions l’héritage comme le moyen d’offrir à nos enfants un meilleur point de départ. Mais l’héritier est aujourd’hui un retraité. L’héritage n’est plus un point de départ, mais un point d’arrivée !
Il y aurait urgence à combattre les stratégies actuelles d’évitement des droits de succession…
En effet. La mise en place d’une fiscalité progressive sur les successions est le fruit d’un combat théorique et politique qui a duré plus d’un siècle. La Révolution française a mis en place un impôt sur les successions en 1790, mais il a fallu attendre 1901 pour que cet impôt devienne progressif. Cet impôt progressif, dont le taux augmente avec le montant du patrimoine hérité, peut contribuer fortement à la réduction des inégalités de patrimoine. C’est ce qui s’est passé au XXe siècle, quand l’impôt sur les successions a permis de réduire le poids de l’héritage.
Mais, comme l’a montré le rapport « Repenser l’héritage » du Conseil d’analyse économique publié en 2021, la progressivité de cet impôt est « mitée » par toute une série d’exonérations et d’exemptions : sur les transmissions de contrats d’assurance-vie, d’entreprises familiales, de biens forestiers, de monuments historiques, d’œuvres d’art, etc.
Or ces exonérations concernent des types d’actifs détenus par les franges les plus aisées de la population. Elles permettent ainsi une distorsion légale entre les taux affichés et les taux effectifs. Il ne s’agit pas d’évasion fiscale, mais d’un évitement de l’impôt organisé par la loi. Lors de la Révolution française, les législateurs chargés de mettre en place un impôt républicain ne cessaient de le marteler : il ne faut tolérer aucun privilège, aucune dérogation, aucune exemption à l’impôt, faute de quoi l’on rétablit une fiscalité féodale. Mais les auteurs du XIXe siècle nous apprennent que l’impôt n’est pas la seule voie de transformation de l’héritage.
Vous utilisez alors le terme de « socialisme de la transmission ». De quoi s’agit-il ?
J’ai repéré un ensemble de théories qui se proposent de parvenir à la socialisation de la propriété au moyen de la socialisation de l’héritage. C’est cela que j’ai appelé « socialisme de la transmission » et que j’ai différencié du « socialisme de la détention ». Cette distinction trouve une incarnation dans l’opposition de Bakounine à Marx au congrès de Bâle en 1869 lors de la Ire Internationale. Pour Marx, la question de l’héritage est secondaire, consécutive : il convient de travailler directement à la collectivisation des moyens de production ; l’abolition de l’héritage s’ensuivra.
Bakounine défend la position strictement inverse. Selon lui, l’abolition de l’héritage est la condition préalable à la socialisation de la propriété. D’autres défendent cette voie : par exemple, avant lui, Fichte, les saint-simoniens et, après lui, Durkheim. Ces auteurs perçoivent dans la bascule de la vie à la mort le moment adéquat pour socialiser la propriété. Et, à la différence de l’expropriation, cette socialisation se fait en douceur, progressivement. Il suffit d’attendre la suspension des droits de propriété qu’ouvre inéluctablement la mort.
Quels sont justement les apports du fondateur de la sociologie scientifique, Émile Durkheim ?
Bien qu’on l’ait présenté dans les années 1960 comme conservateur, Durkheim ne se cachait pas de son socialisme, lui qui traversait la cour de la Sorbonne l’Humanité à la main. Sa proposition est la suivante : que l’héritage cesse d’être transmis à la famille et soit transféré au groupement professionnel. À la fin du XIXe siècle, les organisations de travailleurs, après avoir été longtemps interdites, sont en train de se reconstituer sous la forme syndicale.
Durkheim ne propose rien de moins que le financement des syndicats par l’héritage. En d’autres termes, le transfert de l’héritage au groupement professionnel doit, à ses yeux, permettre des formes de démocratie économique. Il a aussi vocation à financer de nouvelles protections sociales qui n’existaient pas alors : droit à la santé, à la retraite, etc. Durkheim ouvre ainsi une piste de financement de l’État social tombée dans l’oubli : que les morts cotisent ! À l’heure où l’État social est fragilisé au nom de ses difficultés de financement, où de nouvelles protections sociales demandent à être financées, il n’est sans doute pas inutile de rouvrir cette piste.
S’agit-il d’abolir l’héritage familial au profit d’une délibération démocratique sur les transmissions ?
Oui, il faut repolitiser l’héritage. L’évidence de la transmission familiale du patrimoine nous prive d’une délibération démocratique sur ce que nous voulons collectivement faire avec l’argent des morts. C’est à cette exigence démocratique que les auteurs du XIXe siècle nous invitent.
Maîtresse de conférences en philosophie sociale et politique à l’université Côte d’Azur, elle coordonne le projet de recherche universitaire Philerit pour rouvrir « les possibles de l’héritage ». Spécialiste de la sociologie du XIXe siècle, elle est l’autrice de « l’Injustice en héritage ».
Maîtresse de conférences en philosophie sociale et politique à l’université Côte d’Azur, elle coordonne le projet de recherche universitaire Philerit pour rouvrir « les possibles de l’héritage ». Spécialiste de la sociologie du XIXe siècle, elle est l’autrice de « l’Injustice en héritage ».
Maîtresse de conférences en philosophie sociale et politique à l’université Côte d’Azur, elle coordonne le projet de recherche universitaire Philerit pour rouvrir « les possibles de l’héritage ». Spécialiste de la sociologie du XIXe siècle, elle est l’autrice de « l’Injustice en héritage ».
« L’Injustice en héritage », de Mélanie Plouviez, la Découverte, 368 pages, 23 euros.
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