Meuh alors ! Les vaches françaises roteront-elles moins dans le futur pour réduire les émissions de méthane ?
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Les bovins, indécrottables ruminants de nos campagnes, ont pour défaut d'exhaler du méthane à longueur de rots, blasés par l'ennuyeux spectacle des chemins de fer électrifiés. Chaque jour, en moyenne, une vache laisse ainsi échapper entre 400 et 500 g de ce gaz, ce qui commence à peser lourd dans la balance du réchauffement climatique. Les émissions entériques de méthane, comme les nomme pudiquement la science, sont responsables de 5% des émissions de gaz à effet de serre en France. C'est la moitié de l'empreinte totale des élevages bovins, tous facteurs confondus.
Le méthane est un sous-produit de la digestion, issu de différents processus de fermentation dans la panse de ces animaux. Tous les ruminants en éructent. Bien davantage qu'ils n'en pètent, d'ailleurs, contrairement aux idées reçues. Mais "certains individus en émettent un peu moins que leurs congénères", explique Mickaël Brochard, agronome spécialisé en génétique à l'Institut de l'élevage. "C'est à la fois la résultante de leur histoire – environnement, santé, consommation... – mais aussi d'aptitudes qui leur sont propres. Ce facteur inné, c'est le facteur génétique." Cela fait déjà des décennies que les éleveurs sélectionnent les bêtes les plus productives et robustes, alors pourquoi ne pas choisir également les moins polluantes ?
Cette hypothèse meut la recherche depuis plusieurs années. Elle est notamment explorée dans le cadre de Méthane 2030, un projet français consacré aux filières bovines. Encore faut-il pouvoir identifier les bêtes qui exhalent le moins de méthane. "Il existe différents outils pour mesurer ce gaz, mais ils sont adaptés aux vaches en ferme expérimentale, avec des chambres respiratoires ou du gaz traceur", explique Solène Fresco, doctorante en génétique à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) et au cabinet d'expertise Eliance. Ces dispositifs sont précis, mais ils sont également techniques et coûteux. Et pour "faire de la sélection génétique, il faut un très grand nombre d'animaux."
La chercheuse a exploré une autre piste : elle s'est tournée vers les données des contrôles de qualité du lait. Ceux-ci sont réalisés tout au long de l'année, par des laboratoires spécialisés qui "proposent un suivi des performances individuelles de chaque vache, en fonction de l'abonnement souscrit par l'éleveur". Ces établissements publient des spectres moyen infrarouge (MIR), qui permettent de visualiser les molécules du lait grâce aux longueurs d'onde. Ces miroirs du lait, qui reflètent une grande quantité d'informations et l'état physiologique des vaches, sont déjà utilisés pour prédire leur état de santé. Mais il restait encore à trouver un lien avec les rots.
Pendant deux ans, les émissions de méthane de 240 vaches de races prim'holstein, montbéliarde et abondance ont été enregistrées à l'aide d'un système automatisé. Les animaux, pour s'alimenter, devaient placer la tête dans une boîte. Des capteurs enregistraient alors les gaz expirés et transmettaient en temps réel des données. Solène Fresco a ensuite confronté ces informations aux spectres MIR du lait des animaux concernés, notamment la concentration en acides gras.
Elle a mis au point une formule mathématique, publiée dans le Journal of Dairy Science, qui permet de prédire des émissions théoriques de méthane en partant du lait. Il est alors possible d'évaluer le potentiel génétique de toutes les vaches associées à un spectre MIR. L'équation ouvre donc le champ des possibles, car des millions de données sont conservées par les laboratoires qui contrôlent la qualité du lait. De quoi identifier, "grâce aux liens génétiques de parenté, les pères et les fils de ces vaches." Une fois sélectionnés et intégrés aux catalogues, ces futurs géniteurs pourront transmettre l'information génétique codant une empreinte réduite de méthane. Et initier un cercle vertueux, génération après génération.
Production laitière, morphologie, santé, reproduction... Entre trente et quarante critères de sélection génétique sont aujourd'hui évalués. Ce nouvel index méthane pourrait venir grossir cette liste, qui guide les éleveurs dans les accouplements et la constitution de leur cheptel. Avant cela, son calcul doit encore être intégré à l'outil de GenEval, une entreprise qui évalue chaque année 1,8 million d'animaux en France. "Mais il pourrait techniquement être disponible cette année", explique Mickaël Brochard, avec de premières valeurs disponibles pour des animaux.
Les éleveurs, pour autant, ne peuvent pas se contenter de vaches moins émettrices de méthane. Leur objectif reste avant tout de produire du lait. Tout va donc dépendre des arbitrages rendus par les organismes de sélection. Ces associations tiennent fermement le gouvernail génétique de chaque race, dont elles définissent les orientations. Elles produisent un index de synthèse unique (ISU), qui pondère tous les critères d'intérêt dans les élevages. Celui de la race prim'holstein intègre ainsi 35% de caractères liés à la production, 22% liés à la reproduction, 18% à la santé de la mamelle, 15% à la morphologie, 5% à la longévité et autant à la vitesse de traite.
"Il y a un peu d'alchimie pour trouver les bonnes pondérations, et énormément de tests", explique Pierre-Alexandre Lévêque, responsable du département génétique à l'association Prim'Holstein France. D'autant que l'introduction d'un nouveau critère peut défavoriser ou favoriser l'expression d'un autre. Après des problèmes infectieux dans les années 1990, un index sur la qualité des mamelles avait été introduit en 2001, remplaçant l'index de vitesse de traite. Sauf que le premier critère a des effets délétères sur le second. "Du coup, à la fin des années 2000, les vaches étaient devenues trop longues à traire", explique l'ingénieur. Oups. La vitesse de traite a été réintroduite en 2012.
Cette fois-ci, selon les premiers retours, le critère méthane n'entre pas en contradiction avec d'autres. Ce qui n'empêchera pas des ajustements à la marge si nécessaire. Dans l'ensemble, tous ces calculs consistent à faire "des moyennes entre des choux et des carottes", sourit Mickaël Brochard, qui évoque des "raisonnements assez sophistiqués" mais maîtrisés. L'intégration du critère méthane devrait être achevée dans les prochains mois ou l'an prochain, selon les organismes de sélection.
"C'est quoi ça encore ?", s'agacent des éleveurs de vaches de race prim'holstein croisés au Salon de l'agriculture, qui craignent déjà de futures obligations environnementales. "C'est toujours pareil. Au début, c'est facultatif et ensuite, c'est le genre de trucs qui vont encore atterrir dans le cahier des charges des laiteries ou pour les primes PAC." Un peu plus loin, au contraire, un éleveur de vaches de race normande exprime son intérêt : "J'attends de voir les corrélations et la feuille des valeurs, mais la génétique, justement, doit permettre aux éleveurs d'être accompagnés face aux enjeux de notre époque."
Il y a tout de même un hic. Une vache qui émet moins de méthane n'assure pas davantage de revenus. Toute la difficulté sera de convaincre les éleveurs de faire ce pari, quitte à réduire un peu la part des autres critères plus utiles. "Est-ce que ça doit passer par des critères incitatifs, et dans ce cas, avec quel niveau de prime ?, s'interroge Mickaël Brochard. Est-ce que ça doit passer par une modification des cahiers des charges ?" Des questionnaires ont été adressés aux différents acteurs, pour identifier les freins éventuels. La filière mène également des simulations économiques, pour étudier la viabilité financière des différents leviers à l'étude pour réduire les émissions en gaz à effet de serre.
Certains outils d'évaluation environnementale, comme Cap'2ER, pourraient intégrer un critère supplémentaire dans les accouplements, en refusant les taureaux avec un index méthane trop élevé. Mais les éleveurs concernés par les labels bas carbone travaillent le plus souvent en circuit court, ce qui réduit la portée d'un tel engagement au niveau national. "Les éleveurs écoutent mais ils attendent un peu de voir la suite", résume Olivier Bulot, directeur de Brune Génétique Services, l'organisme de sélection de la race laitière brune. "Tout va dépendre de la façon dont les éleveurs vont être rétribués sur les réductions d'émissions de carbone ou de méthane mises en œuvre dans leur élevage."
"Mettre 5% ou 20% d'index méthane dans l'index de synthèse unique n'aura pas du tout le même effet dans la réduction des émissions. Mais pour mettre beaucoup, il faudra justifier un réel gain économique."
Olivier Bulot, directeur de Brune Génétique Servicesà franceinfo
Un appel du pied aux grandes coopératives laitières, invitées à faire un effort financier pour accompagner le mouvement. "Si on parle simplement de quelques centimes, je ne suis pas convaincu que les éleveurs seront incités au démarrage." Au Danemark, la coopérative Arla accorde par exemple "une prime significative" aux élevages méritants. Un système incitatif, d'autant qu'elle collecte environ 80% du lait produit dans le pays. "A ce stade, ce sujet de l'index méthane n'est pas encore assez mature, mais il va bien falloir tester toutes les options pour mener la transition", répond le groupe Sodiaal à franceinfo.
En outre, contrairement au critère de la quantité de lait produit, les éleveurs ne pourront même pas observer l'amélioration attendue, faute de pouvoir mesurer le méthane dans leur élevage, relève encore Olivier Bulot. "C'est un peu comme un sportif qui s'entraînerait sans avoir de chrono pour mesurer ses progrès." La sélection sur ce critère devrait être relativement faible au départ, concède Mickaël Brochard. Mais ce dernier évoque un "processus de long terme" et "d'adaptation continue à l'évolution de notre environnement".
"Nous avons estimé qu'il faudrait deux ou trois ans de mise en route avant d'arriver à un rythme de croisière de 1% de réduction par an."
Mickaël Brochard, coordinateur technique de Méthane 2030à franceinfo
"Cela ne devrait pas débuter avant 2029, et les vaches en première lactation, d'ici quatre ou cinq ans", appuie l'ingénieur agronome Didier Boichard, directeur de recherche à l'Inrae. A condition, toutefois, d'avoir trouvé des compromis qui garantissent l'équilibre financier des élevages. "Si les gens sont volontaristes, la baisse sera de 1% par an de 2030 à 2040", espère-t-il. "En progressant de 1% par an sur la production de méthane, on pourrait arriver à -20% en 20 ans, soit passer de 500 à 400 grammes de méthane/jour/vache", anticipe l'Inrae.
Le projet Méthane 2030 a pour ambition de réduire de moitié les émissions de méthane entérique, "soit 25% des gaz à effet de serre d'une ferme d'élevage herbivore". L'index élémentaire du méthane pourrait être rejoint par d'autres critères, afin de prendre en compte les émissions sur toute la "carrière" de l'animal. Le projet Alonge cherche notamment à améliorer la longévité des animaux, pour réduire la part des jeunes bovins improductifs dans les cheptels. Par ailleurs, "les émissions pourraient être réduites à terme de 10% si toutes les vaches mettaient bas à deux ans au lieu de trois, ajoute Didier Boichard. Et de 5% en diminuant de 100 kilos le poids des vaches." Il va en passer, des TGV, avant de pouvoir tourner la page du méthane hurlant.
Francetvinfo