Normes européennes pour la planète : ces entreprises qui se sont lancées
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« Quand j’ai parlé pour la première fois de la CSRD et de ses 1 200 indicateurs au comité de direction, j’ai entendu un grand “waouh”. » Anne Preuvot est responsable RSE chez Fruits rouges&Co, une entreprise de 400 salariés et plus de 150 millions d’euros de chiffre d’affaires, fondée en 1990 à Laon (Aisne). La culture de la RSE a beau « faire partie de l’ADN du groupe », elle décide alors de parler plutôt de « rapport de durabilité ».
Exit, donc, la CSRD sur la forme… mais pas sur le fond. Depuis un an, en binôme avec la directrice administrative et financière, elle élabore ce fameux rapport que les entreprises d’au moins 250 salariés et 50 millions de chiffre d’affaires devront, en l’état actuel de la législation, publier au printemps 2026 (les plus grands groupes y sont soumis depuis janvier 2024).
« La marche est très haute »Le document est articulé autour de dix normes dont cinq portent sur l’environnement (changement climatique, pollution, eau et ressources marines, biodiversité, économie circulaire), les autres relevant du social (conditions de travail des salariés…) et de la gouvernance. Sur chacune d’entre elles, les sociétés doivent collecter puis publier des données sous un double prisme : d’une part, l’impact des risques climatiques, sociaux et de gouvernance sur leur activité et réciproquement, l’impact de leur activité – c’est le principe de « double matérialité ». Cette révolution revient à accorder aux enjeux extra-financiers d’une entreprise la même importante que ses enjeux financiers.
Depuis plusieurs mois, de nombreux lobbys patronaux dans l’UE ferraillent contre cette directive entrée en vigueur en 2023, au point qu’elle pourrait être remise en question mercredi 26 février par la Commission européenne elle-même. Car tous les dirigeants constatent que la marche à franchir est haute, très haute même.
Préparer le travail à l’échelle de la filièreCaroline Comte, co-dirigeante de Sartorius, qui emploie 250 salariés pour 80 millions de chiffre d’affaires, en fait partie. « Pour une entreprise familiale comme la nôtre, dont la première préoccupation reste de développer son activité, les données à récolter sont beaucoup trop complexes, souligne-t-elle. Nous n’avons pas de service RSE dédié. » Elle a donc sollicité l’accompagnement d’un cabinet de conseil, « ce qui a un coût », assure-t-elle sans plus de précision.
Chez Fruits rouges&Co, Anne Preuvot s’est appuyée sur sa fédération professionnelle. Pact’Alim a en effet proposé à ses membres un travail collaboratif, avec l’appui d’un cabinet, pour franchir la première étape : réfléchir aux enjeux communs à la filière. Histoire de mutualiser la réflexion… et les coûts. À charge ensuite pour les adhérents d’ajuster le modèle à leurs spécificités.
C’est ce qu’elle s’apprête à faire, en organisant des ateliers internes avec les services de l’entreprise. « En réalité, explique-t-elle, nous ne sommes pas concernés par la totalité des 1 200 indicateurs à fournir, comme le bien-être animal par exemple, ce qui réduit d’autant notre liste. »
Identifier et noter les risques et opportunitésSur son ordinateur, elle pointe un exemple de question à poser, par exemple dans le chapitre « Dérèglement climatique » : Quelles sont les principales sources d’émissions de gaz à effet de serre de mon entreprise ? Mon entreprise contribue-t-elle à la captation de CO2 de l’atmosphère ? Quels sont les risques financiers si mon entreprise n’atténue pas ses émissions ? Quelles sont les opportunités financières liées à leur réduction ? Et ainsi de suite, avec des questions autour de tous les enjeux climatiques et environnementaux, mais aussi sociaux et de gouvernance.
Près de Montpellier, Open Modal emploie 340 salariés pour un chiffre d’affaires de 135 millions d’euros. Sur les dix chapitres couverts par la CSRD, ce groupe familial de transport combiné rail-route a réalisé sa cartographie des risques. Il en a identifié une quarantaine, dont quinze jugés prioritaires, et leur a attribué une note en fonction de leur ampleur, leur probabilité, leur caractère remédiable… Une colonne est consacrée aux réponses qui peuvent être apportées, le tout formant un long tableau Excel, qui apparaît à l’écran de Jeanne Brunier, sa codirigeante.
Rédiger un plan d’action stratégiqueAu chapitre dérèglement climatique par exemple, Open Modal a envisagé la possibilité d’une circulation ralentie de ses trains en cas de fortes chaleurs. « Tout en menant une recherche de solution alternative », Jeanne Brunier a prévu de rencontrer SNCF Réseau, « pour savoir comment ce partenaire majeur projette de réagir ». Ses équipes ont ainsi réalisé une cartographie des parties prenantes, 80 au total (salariés, clients, fournisseurs…), et leur degré d’importance stratégique. Mais le travail ne s’arrête pas là. Il faut ensuite aller chercher des indicateurs (dans la fameuse liste des 1 200), qui permettront de quantifier le diagnostic.
La CSRD invite ensuite à rédiger un plan d’action. Chez Fruits rouges&Co et Open Modal, déjà rompus à une RSE active, ce document se nourrira des précédents plans, en matière de décarbonation notamment. Pour Sartorius, Caroline Comte et les équipes de direction sont sur le point de rédiger les premières mesures qu’elles jugent désormais nécessaires : « Le processus engagé avec la CSRD a mis en lumière des points de progrès », reconnaît-elle.
Réfléchir à la durabilité du modèle d’affairesAu menu, par exemple : prévoir l’électrification progressive des véhicules légers et des parcs machines, afin de satisfaire aux exigences croissantes de ses donneurs d’ordre. Autre enjeu : l’activité de métallerie doit rechercher des fournisseurs innovants pour s’approvisionner en acier bas carbone. Pour mettre en forme ces informations dans le rapport final, il faudra acquérir un logiciel spécial – le montant des devis reçus varie de 43 000 € à 82 000 € sur trois ans…
Mais Jeanne Brunier y voit un investissement. Pour elle, la CSRD n’est ni « une usine à gaz » ni « un délire bureaucratique », comme l’affirment certains. « C’est un processus fastidieux au début, mais très structurant », salue la dirigeante, qui s’inquiétait jusqu’alors de la multiplication des normes exigées par ses clients d’un bout à l’autre de l’Europe. « La CSRD va unifier la réglementation mais aussi l’auditer et la certifier, ce qui va créer un rempart contre le greenwashing. » Et pousser les entreprises à réfléchir à la durabilité de leur modèle, et donc à leur avenir.
Signe des temps : ni Open Modal, ni Fruits rouges&Co, ni Sartorius n’envisagent de faire marche arrière si la CSRD était suspendue, voire annulée, tant les investisseurs et les partenaires sont aujourd’hui en demande de critères rigoureux en matière de durabilité. Alors Jeanne Brunier veut presser le pas : « Pour la CSRD, il n’y aura jamais de bon moment. Alors allons-y. Maintenant ! »
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Qu’est-ce que le « pacte vert » pour l’Europe ?Véritable feuille de route environnementale de la Commission européenne, le « pacte vert » a été instauré le 11 décembre 2019. Il a pour objectif principal de faire atteindre la neutralité climatique à l’Union européenne (UE) d’ici à 2050.
Parmi les mesures clés de ce pacte, on retrouve l’objectif de réduire d’au moins 55 % les émissions de gaz à effet de serre dans l’UE d’ici 2030, par rapport aux années 1990. Mais aussi le « devoir de vigilance » qui oblige les sociétés à identifier, prévenir et limiter les risques climatiques et humains dans leur stratégie d’entreprise. Le texte vise par ailleurs le développement d’une agriculture plus durable et respectueuse de l’environnement.
Le « pacte vert » inclut également la CSRD, une directive adoptée en 2022 visant à harmoniser la transparence et la performance environnementale des entreprises dans l’UE. Elle a pour but d’orienter les investissements vers les firmes durables.
La Croıx