Salon de l’agriculture : l’opération de séduction de Karine Le Marchand et de la grande distribution
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L’image est rare. Cinq groupes de la grande distribution réunis autour d’une même table et qui parlent d’une seule voix. Mercredi 26 février, Carrefour, les Mousquetaires, Coopérative U, Auchan et Casino ont annoncé, lors d’une conférence de presse au salon de l’agriculture, s’être accordé pour porter ensemble trois actions autour de la rémunération des agriculteurs et de l’avenir des filières. À la manœuvre de cette opération, Karine Le Marchand, connue pour présenter sur M6 l’émission « L’Amour est dans le pré ». L’hiver dernier, en pleine mobilisation agricole, l’animatrice avait déjà fait parler d’elle en apportant son soutien aux agriculteurs.
Celle qui figure parmi les personnalités préférées des Français a échangé à plusieurs reprises, selon Libération, avec la ministre de l’agriculture. Mais cela ne l’a pas empêché de dénoncer l’inaction du monde politique. « Depuis des années j’alerte sur la situation du monde agricole mais il ne se passe rien », a-t-elle affirmé. Ne voulant plus attendre, Karine Le Marchand a décidé de se rapprocher de ces différents distributeurs et de les réunir pour proposer des mesures. Elle précise que le ministère n’a joué aucun rôle dans l’opération et qu’elle a demandé à Annie Genevard de ne pas être présente mercredi matin. Sur la liste des absents, figure aussi, au grand dam de l’animatrice, le leader du secteur, le groupe Leclerc qui n’a pas souhaité prendre part à l’opération. Contacté, le groupe fait savoir que la démarche de l’animatrice est « pleinement alignée » avec sa « philosophie ».
Cette conférence de presse survient dans un contexte particulier : le 1er mars, se concluront les négociations commerciales entre les industriels et la grande distribution. « Les relations cette année sont particulièrement tendues. Ces annonces risquent d’ajouter encore de la tension dans les dernières heures. Les fabricants vont sans doute penser que la grande distribution, par cette opération, donne l’impression qu’elle fait tout pour rémunérer au prix juste les producteurs, alors que dans les négociations, elle met la pression pour tirer les prix vers le bas », déplore Ludovic Brindejonc, directeur général d’Agri Éthique, premier label du commerce équitable en France ; label qui n’a pas été consulté en amont des annonces.
Un dispositif pour les agriculteurs en difficultéDes annonces structurées autour de « trois piliers ». Le premier concerne les agriculteurs en difficulté qui n’ont pas de contrat avec les grandes moyennes et surfaces. Les cinq groupes de la distribution s’engagent à contractualiser directement, sans intermédiaires, avec les producteurs, aux conditions tarifaires fixées par ces derniers. Les exploitations en difficulté qui pourront bénéficier de ce dispositif seront celles qui n’emploient pas plus de deux équivalents temps plein (hors travailleurs saisonniers) et qui sont situées à moins de 100 km d’un magasin. Les produits seront mis en avant dans les rayons avec une bannière « L’amour est tout près ». Les magasins pourront, s’ils le souhaitent, utiliser une photo de Karine Le Marchand pour signaler les denrées.
La deuxième mesure porte sur les épisodes de surproduction qui se traduisent par une baisse du prix payé aux agriculteurs, en raison d’un déséquilibre entre l’offre et la demande. Pour limiter les conséquences de ces surproductions, les enseignes se sont engagées à signaler les produits en question pour inciter les consommateurs à les acheter. Karine Le Marchand lance également un appel aux médias pour qu’ils alertent les Français quand choux-fleurs, courgettes ou encore échalotes débordent des étals. Pour l’instant, le groupe M6-RTL – où travaille l’animatrice – et CMA Médias (BFM, La Tribune, La Provence…) ont été approchés. Ces alertes ne passeront pas au travers d’encarts publicitaires achetés par la grande distribution ; Karine Le Marchand part du principe que des médias seront volontaires pour se porter partenaires.
La troisième et dernière annonce cible plutôt les jeunes agriculteurs. Elle consiste en la création d’un « observatoire des filières d’avenir ». Aujourd’hui, les Français sont demandeurs de certains produits, comme les avocats par exemple, qui sont massivement importés faute de filières en France. Les cinq groupes entendent donc partir des tendances de consommation observées pour engager une « réflexion sur les filières agricoles à accompagner en vue de se projeter sur des contrats d’achats longue durée (de 3 à 5 ans) ».
« Un énième coup de com »Que penser de ces trois mesures présentées en grande pompe par Karine Le Marchand et les patrons de la distribution ? Force est de constater que leur portée est restreinte. « C’est une initiative positive qui aide à sensibiliser le consommateur mais cela reste très marginal. Et ce sont des pratiques qui sont déjà en grande partie mises en œuvre par les distributeurs », observe un connaisseur du secteur.
L’Association nationale des industries alimentaires (Ania) a dénoncé un « un énième coup de com’ ». Du côté de certains syndicats agricoles, la FNSEA et la Coordination rurale, l’accueil est plutôt prudent, en attendant de voir comment se concrétiseront ces annonces. En particulier, la première à destination des agriculteurs en difficulté. « C’est une bonne chose d’aider ceux en difficulté et les jeunes mais ce sont l’ensemble des agriculteurs qui devraient bénéficier de prix rémunérateurs, explique à La Croix, Véronique Le Floc’h, présidente de la Coordination rurale. Et quid des agriculteurs qui sont dans une OP, une organisation de producteurs ? Pourront-ils tout de même proposer leurs produits directement aux enseignes alors qu’ils sont liés juridiquement à leur OP ? »
Chez les Jeunes agriculteurs, on salue la création de « l’observatoire des filières d’avenir », qui ressemble à une proposition que portait déjà le syndicat. Mais là aussi, des questions restent en suspend. « Une fois qu’une filière est identifiée comme étant d’avenir, qui investira pour la développer dans une région ? La grande distribution peut s’engager à commercialiser les produits mais se portera-t-elle au côté de l’État pour financer les outils et équipements ? », s’interroge Pol Devillers, vice-président. Les acteurs de la grande distribution se sont donné rendez-vous dans un an, au prochain salon de l’agriculture. Reste à savoir, s’ils apporteront alors des réponses.
La Croıx