« Sans ma foi, je n’apporterais pas ma touche au travail » : comment la religion inspire les salariés
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« Vu la manière dont les choses se sont passées, c’est vraiment le bon Dieu qui m’a conduit dans cette société… », confie Mohamed (1) dans un large sourire. C’était il y a plus de vingt ans, mais il se souvient comme si c’était hier de l’adolescent qu’il était. De ses études de comptabilité et de sa recherche désespérée d’une entreprise pour son alternance. De l’ultime porte à laquelle il a toqué en se disant : « Là, c’est vraiment ta dernière chance. » Miracle ? Chance des audacieux ? La personne qui le reçoit accepte de le prendre en stage.
De cette société qui a fini par l’embaucher en CDI, il a gravi les échelons jusqu’à en devenir le directeur administratif et financier (DAF). « Si j’en suis arrivé là, songe-t-il avec gratitude, c’est grâce à ma manière d’être, qui me vient de ma religion. Bien sûr, je n’y pense pas tous les matins. Je suis français, salarié dans une entreprise laïque. Et je suis aussi musulman. La foi me guide dans mon quotidien et je ne peux pas la laisser en dehors du travail, sinon je ne serais plus moi-même, je n’apporterais pas ma touche. »
Civisme au travail, intérêt général…Le consensus académique se confirme depuis plusieurs décennies, étude après étude : « Les religions influencent les motivations et les valeurs des travailleurs croyants, à travers la promotion de comportements éthiques, une vision du bien commun et un engagement en faveur de l’intérêt général, retrace Lionel Honoré, qui dirige l’Observatoire du fait religieux en entreprise. Il ne s’agit pas d’affirmer qu’ils sont mieux que les autres, simplement de constater que leur foi est une ressource puissante dans leur vie professionnelle. »
Chaque témoin interrogé est conscient que sa personnalité est le fruit d’un mélange de composantes entrelacées. Pour autant, et par-delà les différences de confession, d’origine, d’âge, d’éducation et de métiers, tous voient dans leur religion un « moteur », qui les invite « à être la meilleure personne possible et à chercher des décisions justes », comme « à se montrer civiques au travail et à faire passer l’intérêt général devant leur intérêt personnel »…
Participer à la création de DieuAinsi Sophie (1), quadragénaire catholique, voit-elle son métier de professeure des écoles « comme un lieu qui me donne de contribuer à quelque chose de plus grand que moi, ce que l’Église appelle le bien commun dans sa doctrine sociale. Par mon travail, j’ai le sentiment de faire ma part dans le monde, de participer à la création de Dieu », poursuit cette membre du Mouvement chrétien des cadres et dirigeants (MCC).
Les salariés croyants s’attachent à traduire leurs valeurs en actes. Cadre dirigeante d’une entreprise de 800 salariés en région parisienne, Isabelle (1) suit une ligne claire. « En tant que protestante, je m’applique à incarner la notion religieuse du pardon par l’octroi d’une deuxième chance. Toute personne qui commet une erreur et qui la reconnaît peut se voir proposer un deuxième poste. »
Et si toutes les solutions de reclassement interne ont été épuisées, il faut parfois se résoudre à faire partir un salarié, « tout en veillant à l’accompagner pour qu’il conserve son estime de soi et puisse rebondir ailleurs ». Isabelle assume aussi de s’appuyer fortement sur ses équipes « parce que je ne me sens pas infaillible et en cela, je me sens très protestante. J’aime écouter tous les points de vue et les désaccords », insiste-t-elle.
« Réparer le monde »Laurent, qui se présente comme un « Français juif, produit de l’école de la République », tient pour sa part profondément à incarner le tikoun olam en entreprise. Cette injonction juive à « réparer le monde » passe, pour lui, par la transmission. Dans son équipe, il accueille en permanence un apprenti. Quitte à « bousculer » son employeur pour obtenir le budget nécessaire. « Former un alternant, je le sens comme un devoir citoyen, une contribution à la société française au sens large, car je sais que mon groupe ne recrute jamais ses apprentis à la fin », raconte celui qui est resté en lien avec la plupart des jeunes qu’il a pris sous son aile en quinze ans.
Damien (1), lui, est électricien, salarié dans une PME de 60 personnes près de Lyon. Ce membre de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) cultive la patience au nom de sa foi. « Sur un chantier, il arrive que les plaquistes posent leur placo à l’endroit où je devais installer des prises. Je choisis alors d’engager le dialogue et de temporiser plutôt que d’en venir à un affrontement stérile avec la personne. »
Le choix de l’employeurPour certains salariés, le choix de l’entreprise doit aussi être conforme à certaines valeurs issues de leurs convictions religieuses. En interrogeant des convertis à l’islam, Hugo Gaillard, chercheur à l’université du Mans, a rencontré des personnes qui s’orientent vers des ONG ou des entreprises créées par des musulmans, « pour pratiquer aisément leurs rites religieux mais aussi se donner l’opportunité de réaliser de bonnes actions via leur métier ». Sans oublier ceux qui tournent le dos au secteur bancaire à cause des taux d’intérêt usuraires, condamné par l’islam. Comme en écho, Sophie, la catholique, raconte comment elle a quitté sa robe d’avocate en droit des affaires « car ce milieu était trop “requin” à (ses) yeux ».
Et les cas de conscience dans tout ça ? « Quand un collègue musulman me demande de prendre tous ses vendredis après-midi pour la grande prière, je refuse car ce serait ouvrir la boîte de Pandore. En tant que croyant, je me dois de mettre des limites car la religion ne peut pas s’imposer à l’entreprise », répond Mohammed d’une voix douce et ferme.
Chercheuse à l’ESCP Business School, Géraldine Galindo, elle, publiera dans quelques mois les résultats d’une étude qu’elle a menée auprès de 80 salariés catholiques pratiquants. Elle relève que si la tension entre leurs valeurs et les tâches qui leur sont confiées devient trop vive, la démission devient une option. « Dans ma recherche, cinq d’entre eux ont pris l’option de changer de poste ou de partir de leur entreprise. »
(1) Les prénoms ont été modifiés.
La Croıx