Spéculation, exportation et dérégulation… Pourquoi le champagne et le cognac sont en crise

Christine Sevillano, présidente des Vignerons indépendants de Champagne, prononce ces mots avec un certain effroi : « Le modèle du cognac nous pend au nez. Et cela peut arriver vite. » Ce qui signerait la disparition des vins de vignerons, avec pour conséquence celle de son syndicat. Dans le vignoble charentais, il n’y a plus que des viticulteurs qui vendent leurs raisins au kilo aux grandes maisons. Ces dernières ont la mainmise sur 99 % du commerce du cognac et peuvent donc dicter leurs prix.
En Champagne, selon les chiffres fournis par la filière, le négoce commercialise déjà les trois quarts des bouteilles – près de 90 % des ventes à l’étranger –, mais possède moins de 10 % des vignes. « Avec la spéculation des prix sur le raisin, il est plus simple et plus rentable de vendre sa récolte aux maisons. Résultat : en dix ans, nous sommes passés de 1 900 à 1 400 vignerons manipulants (qui produisent leur champagne de A à Z – NDLR) » déplore Christine Sevillano.
Quand on peut vendre son raisin juste cueilli jusqu’à 8 euros le kilo, pourquoi s’embêter à investir dans des chais modernes, vinifier et élever son vin au moins deux années en cave avant de le vendre ? Difficile pour les 400 adhérents au syndicat des vignerons indépendants de Champagne de peser sur les prix quand ils ne produisent ensemble que 20 millions de bouteilles à l’année, alors que le seul LVMH en sort 90 millions sur les 271 millions expédiées en 2024.
« Oui, les champagnes sont trop chers, car la rareté est organisée », dénonce Christine Sevillano. Les grandes maisons et coopératives (comme Nicolas Feuillatte), qui ont largement plus d’un milliard de bouteilles en stock, veulent baisser la production, régulée au niveau de la filière.
Elles envisageraient même de limiter les rendements des prochaines vendanges à 8 000 kg de raisins ramassés à l’hectare. Une catastrophe pour une vigneronne comme Christine Sevillano, dont la production commence à être rentable à partir de 9 500 kg l’hectare. Les indépendants ne militent pas pour la dérégulation, mais pour que leur parole soit entendue.
Car en cognac, la seule régulation est la demande des grandes maisons. « Sans aucun contrôle, les viticulteurs ont été incités à augmenter les volumes, à planter toujours plus. Sauf qu’aujourd’hui, on leur propose d’arracher la vigne », décrit Matthieu Devers, de la CGT Hennessy, la plus importante maison de cognac.
Les viticulteurs sont traités en sous-traitants jetables par des donneurs d’ordres tout-puissants. « Ils sont pourtant organisés en syndicat, mais à sa tête, il y aurait probablement une certaine connivence avec les grandes maisons, laisse entendre le cégétiste. Résultat, aujourd’hui les vignes à cognac ne valent plus rien. »
En Champagne, en revanche, un hectare de vigne se négocie autour de 1,1 million d’euros et jusqu’à 1,8 million en grands crus. Une spéculation qui empêche toute nouvelle installation de vigneron et qui pose même de graves problèmes de transmission.
La filière négocie chaque année des abattements dans les projets de loi de finances, sans quoi hériter d’une poignée d’hectares de vignes à travailler – considérées comme patrimoine – peut vite générer plusieurs centaines de milliers d’euros en droits de transmission. Les héritiers vendent alors les terres pour payer leur dû, et seules les grandes maisons ont les moyens de les racheter.
Les conditions de travail, elles, sont tirées vers le bas. La CGT dénonce une intensification et une rationalisation qui vont de pair avec la financiarisation du secteur. Quand un salarié s’occupait de 1,75 hectare de vigne il y a quelques années, il en a aujourd’hui jusqu’à 5 hectares en charge, indique la confédération syndicale. « Leur dernière trouvaille est d’avoir simplifié, dans le cahier des charges, la taille des vignes pour permettre, après quelques heures de formation, à des travailleurs détachés de les réaliser, ramenés par des prestataires aux pratiques limite mafieuses », dénonce Philippe Cothenet, secrétaire général adjoint de la CGT champagne, qui rappelle que « les vendanges de la honte ont fait 5 morts en 2023 ».
Enfin, la stratégie commerciale, tournée vers l’export, pose aussi question. En Champagne, la majorité des bouteilles partent vers l’étranger mais le marché français reste solide (44 %) et baisse moins vite. Le cognac se voit en revanche à la merci des aléas géopolitiques, avec comme principaux marchés la Chine et les États-Unis. « Les Chinois n’achètent plus de cognac, et encore moins du très cher. Ce n’est donc pas uniquement un problème de barrière douanière », estime Matthieu Devers, qui milite contre la délocalisation de la chaîne de production en Chine. « Et quelle image cela donnerait auprès des Américains, du cognac made in China ? » lance-t-il. Il suggère plutôt aux grandes maisons, et Hennessy en particulier, de se pencher sur le marché européen – moins de 15 % du chiffre d’affaires, France incluse –, bien plus stable et sans barrière douanière.
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L'Humanité