Alfred Dreyfus promu général : l’épilogue d’une très lente réhabilitation

« Je n’étais qu’un officier d’artillerie, qu’une tragique erreur a empêché de suivre son chemin », aurait résumé Alfred Dreyfus à son petit-fils, peu de temps avant sa mort, en 1935. L’officier, polytechnicien et brillant stagiaire de l’École de guerre, voit en effet sa carrière militaire stoppée par le complot militaro-judiciaire qui le condamne, à tort, en 1885. Quand il réintègre l’armée, une vingtaine d’années plus tard, le lieutenant-colonel de réserve est bien loin du grade auquel il aurait pu prétendre à son âge.
Cent quarante ans plus tard, le Parlement adopte la proposition de loi pour élever Alfred Dreyfus au grade de général de brigade à titre posthume. Adopté à l’unanimité en première lecture à l’Assemblée, lundi 2 juin, puis ce jeudi 6 novembre au Sénat, le texte entend « réparer, à titre posthume, la carrière militaire d’Alfred Dreyfus, démarche qui se justifie par la singularité de ce cas dans l’histoire de la République ».
Après une enquête truquée, le capitaine Dreyfus, officier alsacien de confession juive, est accusé d’espionnage pour le compte de la Prusse. Jugé à huis clos, il est condamné le 22 décembre 1884 pour intelligence avec une puissance étrangère à la peine maximale prévue pour les crimes politiques : la déportation, à perpétuité, au bagne de Guyane.
Le 5 janvier 1895, après des semaines d’antisémitisme exacerbé dans la presse, la foule s’agglutine devant l’École militaire pour assister à la dégradation du « traître ». Alfred Dreyfus clame son innocence : « Soldats, on dégrade un innocent, soldats, on déshonore un innocent. Vive la France ! Vive l’armée ! » Mais ses galons sont arrachés, son sabre, brisé. L’officier déshonoré doit défiler lentement devant ses anciens compagnons.
La persévérance de sa famille et de ses soutiens fait progresser l’enquête, qui devient « l’Affaire » à la publication du « J’accuse » d’Émile Zola dans L’Aurore. Mais il faut attendre encore de nombreux rebondissements pour que Dreyfus soit renvoyé devant le conseil de guerre puis à nouveau jugé à Rennes, en août 1899. Ne voulant pas renier la décision du conseil de guerre, Alfred Dreyfus est à nouveau jugé coupable, condamné à dix ans de réclusion mais avec « circonstances atténuantes ».
L’officier se voit alors proposer une grâce présidentielle. Accepter serait reconnaître sa culpabilité, mais le capitaine s’y résout pour retrouver les siens. Le 19 septembre 1899, Émile Loubet signe le décret graciant l’officier.
Réélu député en 1902, Jean Jaurès relance l’affaire dans un discours qui liste à nouveau tous les faux documents qui minent le dossier Dreyfus. Dans ce contexte, Alfred Dreyfus écrit au garde des sceaux en novembre 1903 pour demander une révision du procès de Rennes.
De 1904 à 1906, la Cour de cassation entame donc une procédure, et se lance dans une enquête minutieuse, qui lui permet d’affirmer, le 12 juillet 1906, que l’ancien officier a bien été condamné à tort. Le jugement du conseil de guerre est annulé.
Le lendemain, la Chambre des députés vote une loi qui permet à Dreyfus de réintégrer l’armée avec le grade de chef d’escadron. Le 21 juillet, il est fait chevalier de la Légion d’honneur. L’officier aurait pu prétendre au grade de lieutenant-colonel, mais ses années de déportation ne sont pas prises en compte dans son ancienneté. Alfred Dreyfus a bientôt 50 ans, et cette réintégration incomplète entrave son désir d’atteindre, à terme, le grade d’officier général. En juin 1907, il demande donc à contrecœur sa mise en retraite.
Officier de réserve, Dreyfus est tout de même mobilisé en 1914 au camp retranché de Paris, comme chef d’un parc d’artillerie. Il est ensuite affecté au Chemin des Dames en 1917, puis à Verdun en 1918.
Ses faits d’armes lui permettent de terminer la Première Guerre mondiale au rang de lieutenant-colonel, et d’être élevé au rang d’officier de la Légion d’honneur. Il meurt une dizaine d’années plus tard, le 12 juillet 1935.
En dehors des spécialistes, de sa famille et des historiens, la classe politique se penche tardivement sur la question de la réhabilitation complète d’Alfred Dreyfus. Le sujet est posé en 2006, un siècle après sa réhabilitation juridique. Il est alors question de transférer ses cendres au Panthéon. Mais Jacques Chirac y renonce le 5 juillet 2006, justifiant que Dreyfus était une victime de l’Affaire, et que s’il devait y avoir un héros, il s’agirait d’Émile Zola, déjà panthéonisé. Robert Badinter, le Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France), la Ligue des droits de l’homme sont également de cet avis.
Le 12 juillet 2006, une cérémonie d’hommage solennel est en revanche organisée à l’École militaire, là même où le capitaine fut dégradé. Le président de la République, Jacques Chirac, reconnaît que « justice n’a pas complètement été rendue », le privant de « la reconstitution de carrière à laquelle il avait pourtant droit ».
La question de faire du « capitaine » un général est à nouveau évoquée par la ministre des armées Florence Parly en 2019. Deux ans plus tard, le président Emmanuel Macron lui emboîte le pas, estimant qu’il revient « sans doute à l’institution militaire, dans un dialogue avec les représentants du peuple français », de nommer Dreyfus général à titre posthume.
Le 17 avril 2025, c’est une tribune signée par le président de la Cour des comptes Pierre Moscovici, l’avocat Frédéric Salat-Baroux et le président de la maison Zola Alfred Dreyfus, publiée dans Le Figaro, qui plaide pour une élévation posthume au grade de général de brigade. Le texte appelle « un ou plusieurs groupes parlementaires » à formuler des propositions de loi.
Quelques semaines plus tard, c’est chose faite. Gabriel Attal, président du groupe Ensemble pour la République à l’Assemblée nationale, dépose le 7 mai 2025 une proposition de loi dont l’unique article propose cette élévation à titre posthume. Le texte est adopté à l’unanimité en première lecture par les députés lundi 2 juin.
Plus qu’un acte de réparation, Gabriel Attal inscrit sa proposition de loi dans un contexte de multiplication des actes antisémites depuis l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 et de la guerre à Gaza. « L’antisémitisme qui frappa Alfred Dreyfus n’appartient pas à un passé révolu. Les actes de haine d’aujourd’hui rappellent que ce combat est toujours d’actualité », assure l’ex-premier ministre.
Le 6 novembre le sénat a, à son tour, voté le texte, marquant son adoption définitive.
La Croıx



