Juan Carlos Ier : « Je comprenais qu’en tant que roi, il était ferme, mais je souffrais qu’en tant que fils, il soit insensible. »
« Je ne peux m’empêcher d’être ému quand je pense à certains membres de ma famille qui ne se soucient plus de moi, et surtout à l’Espagne, qui me manque tant. » Les mémoires du roi Juan Carlos, transcrites par l’écrivaine française Laurence Debray et publiées sous le titre « Réconciliation » en France (éditions Stock) le 5 décembre et en Espagne (éditions Planeta) le 3 décembre, en espagnol, ne sont pas seulement la tentative d’un roi de justifier son passé, mais avant tout le désir d’un homme d’obtenir le pardon.
Tout au long de plus de cinq cents pages, Juan Carlos de Borbón y Borbón, roi d'Espagne du 22 novembre 1975 au 18 juin 2014, se présente comme un homme souffrant et blessé par sa situation actuelle d'exil volontaire, fier des réalisations accomplies durant son règne et conciliant avec son entourage le plus proche, notamment avec son épouse, la reine Sofia (« sa présence à mes côtés m'est toujours très chère, mais je sais qu'elle ne souhaite pas compliquer le règne de son fils »), et avec son fils, Felipe VI (« je comprenais qu'en tant que roi, Felipe adopterait une position publique ferme, mais j'ai souffert qu'en tant que fils, il se soit montré insensible »).
La Vanguardia a pu consulter le contenu du livre, présenté comme un sandwich : la première partie est consacrée à « la solitude dans le désert » et à la douleur de quitter l’Espagne, tandis que la seconde, en corollaire, contient des réflexions sur sa vie. Entre ces deux parties se trouve la partie centrale, dans laquelle le protagoniste retrace son parcours, depuis son enfance et ses premières années en Espagne, sa relation avec Franco, son accession au trône, sa proclamation, son règne et, enfin, son abdication.
L'essentiel des mémoires est, bien entendu, consacré à son règne, avec tous les détails et la liste des figures clés de la transition, des personnalités étrangères et des événements historiques, tels que l'approbation de la Constitution, l'entrée de l'Espagne dans l'Union européenne, les Jeux olympiques, sans oublier « l'épreuve du terrorisme ».
Couverture de l'édition française des mémoires du roi Juan Carlos, qui sera mise en vente en France le 5 novembre.
LVLa partie centrale des mémoires, consacrée au règne, est riche en anecdotes et a le mérite d'être narrée à la première personne par le protagoniste, mais elle ne révèle rien ou très peu de choses de plus que ce que d'autres auteurs ont pu écrire, ce qui apparaît dans la biographie autorisée du roi Juan Carlos publiée il y a plus de trente ans par José Luis de Villalonga, ou ce que l'on peut consulter dans n'importe quelles archives de journaux.
Je ne peux m'empêcher d'être émue quand je pense aux membres de ma famille qui ne se soucient plus de moi.
La relation avec Franco, dont le roi Juan Carlos a toujours parlé avec respect, voire affection, est relatée dans ses mémoires comme une période d'adaptation mutuelle. Quelques jours avant la mort du dictateur, dans sa chambre d'hôpital, Franco aurait dit au prince, comme il le raconte lui-même : « Votre Altesse, la seule chose que je vous demande, c'est de préserver l'unité de l'Espagne. » « Ce fut son dernier souhait ; il ne m'a pas demandé de maintenir le régime en place, ni les principes du Mouvement national. Il me semblait qu'il me laissait carte blanche, ce que j'ai fait après la proclamation », précise l'ouvrage.
Une anecdote curieuse de cette période, où, comme le rappelle Juan Carlos, « nous n’étions personne », est la rencontre entre Franco et la reine Victoria Eugénie, revenue d’exil pour assister au baptême de Felipe de Borbón en février 1968. Dans son livre, le roi Juan Carlos raconte que ce fut la seule fois où il vit Franco « perturbé » en présence de celle qui avait été « sa reine ». La grand-mère du roi Juan Carlos, par sa seule présence, imposait le respect au dictateur.
Juan Carlos défend ses dernières années de prince, durant lesquelles il envoya des messagers répandre à travers le monde le message d'un règne moderne et démocratique, ou s'entoura de conseillers, notamment Torcuato Fernández-Miranda, avec lequel il élabora les étapes de la transition après la mort de Franco. Le 23 juillet 1969, avant qu'il n'accepte le titre de roi et de successeur de Franco, Fernández-Miranda le rassura par des paroles qui resteraient gravées dans l'histoire : « Alors que je m'habillais, essayant d'enfiler mes chaussettes sans lâcher le téléphone, le professeur Fernández-Miranda me rassura quant à l'obligation de prêter allégeance aux principes du Mouvement en me disant : “On passe d'une loi à l'autre en respectant la loi.” »
La présence de Sofia m'est toujours très chère, mais je sais qu'elle ne veut pas compliquer le règne de son fils.
Les premières années de son règne sont marquées par la tentative de coup d'État du 23 février et le fléau du terrorisme. Dans ses mémoires, le roi Juan Carlos ne révèle guère d'éléments nouveaux, si ce n'est que, pour accélérer l'enregistrement de son allocution à la nation, il revêtit la veste de son uniforme de capitaine général, mais garda le pantalon qu'il portait déjà. « J'ai encore des questions et des doutes sur le déroulement des événements et le rôle de chacun. La seule certitude que j'ai, c'est que certains officiers ont utilisé leurs armes pour se moquer de la jeune démocratie espagnole, de mon œuvre, et je ne pouvais le tolérer. »
Comme on pouvait s'y attendre, le terrorisme fut la grande tragédie qui marqua son règne. Chaque meurtre était une source de douleur, et il se souvient particulièrement des attentats du 11-M : « Ce fut un massacre ; j'ai les larmes aux yeux rien qu'en y repensant. J'ai rarement autant pleuré. »
Le roi Juan Carlos passe des revendications nationalistes basques aux revendications catalanes et évoque sa relation avec Jordi Pujol et ses demandes d'une plus grande autonomie pour la Catalogne. « Je savais », écrit le roi Juan Carlos dans ses mémoires, « qu'il fallait fixer des limites claires à Pujol car il cherchait constamment à les dépasser. » Juan Carlos revient également sur le processus d'indépendance catalan, qui « a culminé en une crise en octobre 2017, à laquelle mon fils a fait face avec fermeté, prononçant un discours important, digne d'un grand roi. » Et il affirme : « Nous ne pouvons céder au chantage politique lorsqu'il contrevient à notre Constitution. Nous ne pouvons pas non plus cesser de dialoguer entre nous : je crains que chaque décision ne crée un précédent qu'il sera très difficile d'inverser. Si l'Espagne est pluraliste, la Catalogne l'est aussi. »
Je savais qu'il fallait fixer des limites claires à Jordi Pujol, car il essayait toujours de les dépasser.
Le livre poursuit son récit du règne, avec ses hauts et ses bas, jusqu'à l'abdication. « Comment savoir quand le moment est venu de se retirer et de mettre fin à son règne ? » se demande le roi Juan Carlos, conscient que depuis 2012, après l'accident et le voyage de chasse controversé au Botswana, sa popularité avait chuté. Il se souvient du défilé militaire de Pâques 2014 où, souffrant de douleurs dues à des chutes et des opérations à répétition, il avait pris une forte dose d'analgésiques qui l'avaient rendu somnolent et désorienté, ce qui avait donné lieu à un discours décousu. Sa conclusion : arrivé au palais de la Zarzuela, il a décidé qu'il était temps d'abdiquer. « J'ai été le premier à le dire à mon fils : “Tu es sûr ?” m'a-t-il dit ; Felipe était prêt à prendre la relève. »
« Il n’a pas été facile de renoncer, même si je l’ai fait sans amertume ni regrets, avec la certitude que mon fils agirait à sa manière, dans le meilleur intérêt de la Couronne. » Lors de la cérémonie d’abdication, qui s’est tenue au Palais royal, le roi Juan Carlos a expliqué, après avoir signé l’acte d’abdication : « C’est alors que j’ai véritablement accepté d’avoir transmis le pouvoir pour toujours. » Il a également expliqué avoir décidé de ne pas assister au Congrès afin que son fils soit au centre de toutes les attentions : « J’ai fait une brève apparition au balcon du Palais royal avec mon épouse, mon fils, son épouse et ses filles. D’un point de vue symbolique, il était important de montrer notre unité. Mais je ne me suis pas attardé. Une nouvelle ère commençait, pour moi et pour le pays. »
Le roi Juan Carlos de Bourbón quittant un restaurant à O Grove en mai dernier
Brais Lorenzo / EFEDans ses mémoires, le roi Juan Carlos a passé sous silence les aspects les plus controversés de sa vie. Il ne mentionne pas Corinna Larsen, avec laquelle il a entretenu une relation amoureuse qui s'est brutalement interrompue, se contentant d'affirmer : « Cette relation fut une erreur que je regrette amèrement. Cela peut paraître anodin, mais il arrive que le jugement de nombreux hommes et femmes soit altéré au point de ne plus voir l'évidence. Pour moi, elle a eu un impact néfaste sur mon règne et sur ma vie. Elle a perturbé l'harmonie et la stabilité de ces deux aspects essentiels de mon existence, ce qui m'a finalement conduit à prendre la difficile décision de quitter l'Espagne. »
L'arrivée de Letizia dans la famille n'a pas contribué à renforcer la cohésion de nos relations familiales.
Au sujet de Jaime Alfonsín, chef du secrétariat du prince des Asturies puis chef de la Maison royale après la proclamation de Philippe VI, il déclare : « Cet avocat sérieux et austère avait acquis un pouvoir excessif au sein du palais de la Zarzuela… Je le considérais comme un homme efficace, loyal et honnête. J’ai découvert plus tard qu’il incitait mon fils à prendre ses distances avec moi. »
Concernant la reine Letizia, il déclare : « L’arrivée de Letizia dans la famille n’a pas contribué à renforcer nos liens familiaux. J’ai tout fait pour surmonter nos différends ; je lui ai dit que la porte de mon bureau lui serait toujours ouverte, mais elle n’est jamais venue. » Il reconnaît toutefois la bonne éducation qu’elle a donnée à ses filles.
Le roi Juan Carlos déplore également la relation limitée qu'il entretient avec ses petites-filles Leonor et Sofia, et surtout le fait qu'elles ne voient pas régulièrement leur grand-mère, la reine Sofia, qui « aurait pu leur transmettre toute son expérience et son savoir ».
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