L'euro veut faire tomber le dollar de son piédestal monétaire mondial : les risques pour la Russie sont identifiés

L’intrigue qui se développe sur le marché des devises pourrait être plus profonde qu’il n’y paraît à première vue. La principale question qui préoccupe beaucoup de gens en Russie aujourd’hui est la suivante : le dollar sera-t-il capable de se consolider en dessous du « seuil psychologique » de 80 roubles ?
Mais il n’est pas le seul. La deuxième question, déjà mondiale, concerne la relation future entre les monnaies américaine et européenne. Le conflit entre les intérêts des États-Unis et de l’UE est évident, il sera donc intéressant de voir s’il se reflète dans les taux de change du dollar et de l’euro. Alexander Razuvaev, membre du conseil de surveillance de la Guilde des analystes financiers et des gestionnaires de risques, a expliqué à MK quel scénario serait le plus avantageux pour la Russie.
— La monnaie européenne sera-t-elle capable de prendre le leadership mondial ?
— Franchement, en 1999, lorsque l’euro a été lancé, c’est exactement ce que voulaient ses créateurs. En outre, on partait du principe qu’une Europe unie aurait une politique étrangère et de défense commune. Et certains experts pro-occidentaux en Russie à l’époque disaient même qu’avec le temps notre pays pourrait également rejoindre la zone euro, c’est-à-dire, en fait, partager sa propre souveraineté avec l’Europe.
- Tout cela appartient à l'histoire d'une époque révolue. Que se passe-t-il actuellement sur le marché des devises ?
— Soudain, le sujet de l’euro qui pourrait potentiellement faire tomber le dollar du sommet du monde financier a pris de nouvelles couleurs. Le président français Emmanuel Macron estime que la monnaie européenne a le potentiel de remplacer la monnaie américaine comme principale monnaie de réserve mondiale. Après la forte hausse de l'euro face au dollar, le chef de la Ve République a interrogé la présidente de la Banque centrale européenne (BCE) Christine Lagarde sur les perspectives du taux de change. Selon des sources proches des discussions, Macron et Lagarde ont eu des conversations privées à Bruxelles en mars.
— L’euro a-t-il actuellement des raisons fondamentales de faire tomber le dollar de l’Olympe financier ?
— Cette question suscite beaucoup de discussions dans la communauté financière professionnelle. Il y a beaucoup de pays dans la zone euro, leurs intérêts sont très différents, mais ils ont une monnaie unique. Il existe d’énormes différences dans la situation financière et économique, même entre des pays aussi grands que l’Allemagne et l’Italie. Si le premier a une faible dette publique et une réputation d’emprunteur fiable, alors dans le second, la question d’un défaut de paiement ou d’un programme de soutien extérieur à l’économie nationale est périodiquement évoquée, comme ce fut le cas avec la Grèce pendant la crise de 2012.
— Il n’y a pas de tels problèmes en Amérique ?
— Les États-Unis sont beaucoup plus riches que l’Europe : les États américains les plus pauvres sont économiquement supérieurs aux pays européens les plus riches. Bien sûr, nous parlons d’une comparaison basée sur les taux de change actuels : le niveau de vie réel ne diffère pas beaucoup, mais pour comparer l’influence des économies sur la scène mondiale, cet indicateur est approprié.
Mais il y a aussi des raisons plus spécifiques. Le marché des obligations d’État de la zone euro est en principe beaucoup moins liquide. Le volume de titres de dette américains en circulation est plusieurs fois supérieur aux chiffres européens : il s’élève à 900 milliards de dollars par jour. Dans le même temps, il existe très peu de titres de la zone euro sur le marché. Après 2020, lorsque Bruxelles a émis 750 milliards d’euros de titres de dette pour lutter contre les conséquences de la pandémie, l’émission a été stoppée. Les principaux actifs libellés en euros seront des obligations de différents pays de qualité très différente.
— Alors, que va-t-il advenir du statut du dollar dans les années à venir dans ce cas ?
— Pour comprendre cela, il faut se rappeler des événements récents. Les États-Unis ont imposé des sanctions contre la Bourse de Moscou et gelé les investissements russes en Amérique. Il s’agit davantage de sanctions contre le dollar que contre la Russie. On ne sait pas exactement ce que pensait l’administration américaine précédente. Ces décisions seront probablement révisées prochainement. On peut affirmer sans risque de se tromper que le dollar américain restera le leader du marché mondial des réserves de change pendant un certain temps encore. Si la situation s’aggrave, le rôle du dollar diminuera probablement, mais le scénario de l’émergence d’un système multidevises est beaucoup plus probable. Mais même dans ce cas, personne ne pourra remplacer le dollar sur l’Olympe financier.
— En d’autres termes, les plans de Macron et Lagarde ne sont pas destinés à se réaliser ?
— La situation de l’économie de l’UE est très difficile. Si un pays de la zone euro quittait l’union monétaire, c’est-à-dire convertissait sa dette souveraine dans sa monnaie locale, cela signifierait un défaut de paiement et une crise bancaire en Europe. La demande d’or, de dollar et d’obligations souveraines américaines va fortement augmenter. La Russie ne souffrira pas beaucoup des sanctions dues à la crise européenne.
— Mais nous voyons l’énorme travail que font les autorités de l’UE pour maintenir la cohésion de l’Europe. Et parler de la possibilité de renforcer l’euro en réduisant le statut du dollar ne vient pas de nulle part. Si Macron et Lagarde parviennent à trouver un moyen de faire de l’euro la principale monnaie mondiale, quel sera l’impact sur l’économie russe, puisque la confrontation de notre pays avec l’UE est désormais plus forte qu’avec les États-Unis ?
— Il existe plusieurs scénarios possibles quant à la manière dont les événements pourraient se dérouler ici. Le premier est le plus positif. Si notre pays parvient à calmer l’Europe ou s’il s’affaiblit lui-même en raison d’une défaite évidente dans la confrontation géopolitique, non seulement avec la Russie mais aussi avec les États-Unis, alors la situation pourrait même revenir à ce qu’elle était avant 2014. Nos citoyens pourront voyager en Europe pour les vacances, échanger des euros et profiter de la vie. Si le rouble est fort face à l’euro, cela sera bénéfique pour tout le monde.
— Un tel scénario semble désormais complètement irréaliste...
- Oui, mais on ne peut pas l’écarter. Cependant, si nous parlons d’un développement plus réaliste des événements, alors, franchement, la Russie bénéficie de la désintégration de la zone euro en États séparés, chacun ayant sa propre monnaie. Il est beaucoup plus pratique pour notre pays de construire des relations directement avec chacun d’entre eux, c’est-à-dire dans un format bilatéral, en contournant Bruxelles et d’autres structures de l’UE. Fondamentalement, le monde est lié au dollar, il existe donc déjà une monnaie de réserve. Aucun concurrent n’est nécessaire ici. Les relations entre la Russie et les États-Unis se normalisent désormais et je crois qu’elles s’amélioreront encore à l’avenir. Le trading et l’investissement en dollars sont tous deux confortables. Si nous imaginons soudainement que l’euro va remplacer le dollar, alors avec les relations actuelles entre l’Union européenne et la Russie, avec les paquets de sanctions, avec la confiscation de l’argent des comptes bancaires des personnes et des entreprises, cela deviendra un casse-tête de plus en plus important. Il est plus avantageux pour nous que le dollar reste leader, et il est fort probable que ce soit le cas.
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