Splinternet et cyberpauvreté : les conséquences numériques du recul de la mondialisation


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La vulnérabilité cybernétique deviendra un multiplicateur d’inégalités économiques et sociales, avec des conséquences réelles très graves. La résilience numérique sera l’un des principaux déterminants du développement, au même titre que l’énergie ou la logistique.
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Deux grandes lignes de fracture dans l’espace numérique reflètent fidèlement les profondes mutations qui affectent le monde contemporain, frappé par le recul de la mondialisation .
Les forces centrifuges toujours croissantes, dans une reproduction idéale de la dérive des continents, fragmentent le scénario géopolitique qui, d’une Pangée idéale retrouvée, redevient une mosaïque concrète de blocs opposés dans lesquels le projet a perdu sa trace unitaire. Dans le même temps , Internet, ce territoire utopique dans lequel nous étions tous immergés et connectés, se transforme en un « splinternet » qui commence à connaître des murs insurmontables derrière lesquels se recomposent de nouveaux et d’anciens blocs de pouvoir.
En outre, le pouvoir de redistribution des richesses qui a caractérisé la mondialisation, permettant à des millions de personnes de sortir de la pauvreté absolue à travers le monde, s’estompe avec la nouvelle fragmentation en sphères d’influence concurrentes. Et à la nouvelle pauvreté d’aujourd’hui s’ajoute aussi la « cyberpauvreté » , qui laisse de nombreux cybernautes sans abri : une condition silencieuse mais dangereuse pour ceux qui restent sans outils pour se défendre dans un monde de plus en plus connecté, mais pas nécessairement plus sûr.
D’un côté, la « souveraineté numérique » des grandes puissances – Chine, Russie, Europe et USA – qui implique le contrôle du trafic, des données et des infrastructures, conduit à la naissance d’écosystèmes fermés et incompatibles, avec la transformation du réseau d’un espace commun en un champ de bataille. Il s’agit d’un fait géopolitique, dû à la réaffirmation des rapports de force dans la confrontation entre puissances mondiales. La grande mer d’Internet, peut-être le véhicule d’innovation le plus puissant de l’histoire de l’humanité, risque de devenir innavigable. Le vent glacial d'une guerre froide numérique gèle en fait ses eaux, les rendant impraticables sauf dans les étroits canaux ouverts par les brise-glaces virtuels exploités par les contrôleurs des routes arctiques du web : les États, qui peuvent décider s'ils veulent naviguer et où . Et dans ce scénario, même les principes de cybersécurité deviennent relatifs.
D’un autre côté, l’écart, moins visible et encore plus transversal, se creuse entre ceux qui peuvent se permettre la cybersécurité du futur – basée sur des plateformes natives d’IA, l’automatisation, l’analyse prédictive – et ceux qui sont laissés pour compte. L’écart se creuse entre les grandes organisations et les petites entreprises, entre les multinationales et les PME, entre les pays avancés et les économies émergentes, entre ceux qui ont accès aux renseignements et aux technologies avancées et ceux qui naviguent « à vue ». Il s’agit de cyberpauvreté : non pas d’un simple manque de technologie, mais d’une asymétrie structurelle des défenses, de la culture et des compétences. Une inégalité presque impensable aux débuts d’Internet : il suffisait d’un PC et d’un modem pour être égal à tout le monde. Pas plus. Sans les outils de navigation nécessaires, vous êtes exposé à tous les types de conditions météorologiques.
Dans quelques années, le marché mondial de la cybersécurité va presque tripler, passant selon de nombreuses prévisions de 193 milliards de dollars en 2024 à plus de 560 milliards en 2032, avec une croissance annuelle de 14%. Mais cette croissance ne sera pas répartie de manière égale : la plupart des investissements resteront concentrés entre les États-Unis, la Chine, Israël et quelques capitales européennes. Les PME italiennes risquent de faire face à la transition numérique sans les outils minimaux pour protéger les données, les systèmes et les identités.
En 2030, disposer d’un pare-feu à jour ne suffira plus. Nous devrons savoir où nous sommes et où nous allons. Car la capacité à se protéger dans le cyberespace sera de plus en plus liée à la capacité à comprendre.
De plus, les territoires numériquement faibles, incapables de défendre leurs réseaux, deviendront un terrain fertile pour les acteurs malveillants, mandataires involontaires ou délibérés de campagnes criminelles et géopolitiques . À l’instar de la Tortue des pirates du XVIIe siècle ou de la Somalie d’aujourd’hui, ils hébergeront des infrastructures d’attaque, des centres de données opaques et des économies parallèles de logiciels malveillants. Pas seulement des cibles : des bases offensives numériques à disposition de ceux qui veulent frapper ailleurs, en restant invisibles.
La vulnérabilité cybernétique deviendra un multiplicateur d’inégalités économiques et sociales, avec des conséquences réelles très graves. Les entreprises les moins protégées seront aussi les moins compétitives, plus exposées au chantage et aux interruptions. Les territoires les moins numérisés subiront un double dommage : exclusion des services innovants et exposition accrue aux arnaques, aux vols d’identité, aux manipulations informatiques. La résilience numérique sera l’un des principaux déterminants du développement, au même titre que l’énergie ou la logistique.
L’Italie se prépare à l’avance à ce scénario, mais le défi est de portée mondiale et nécessite une coordination européenne plus solide et continue , ainsi que la capacité de renforcer les alliances avec les acteurs qui, par culture et vision stratégique, partagent les principes d’une cybersécurité ouverte et fiable orientée vers la défense de la démocratie. Car dans un cyberespace aux vagues de plus en plus agitées, choisir avec qui naviguer sera aussi important que savoir se défendre.
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